
La tragédie de la Grenfell Tower est le résultat d’une incroyable suite de négligences. Officiellement, 79 personnes y ont trouvé la mort, en pleine nuit.
C’est sans doute une des grandes angoisses collectives de l’homme moderne. Se retrouver piégé dans un bâtiment, sans issue de secours, avec le feu qui monte et dévore. Ce cauchemar absolu, les habitants de la Grenfell Tower, une tour de logements sociaux située dans le quartier opulent de Kensington et Chelsea, l’ont vécu dans la nuit du 13 au 14 juin, jusqu’au bout du désespoir.
L’incendie éclate peu avant 1 heure du matin. Haut de 67 mètres, l’immeuble regroupe environ 600 personnes dans 120 appartements, sur 24 étages. Selon plusieurs sources, un réfrigérateur explose alors au quatrième étage, chez un chauffeur de taxi d’origine éthiopienne nommé Behailu Kebede. Ce père de famille donne l’alarme et appelle les pompiers. Affolé, il frappe aux portes pour avertir les habitants. «J’ai vu le feu dans sa cuisine, mais aucune alarme ne s’est déclenchée», dit une voisine. Puis tout s’accélère. L’immeuble se transforme en torche en environ quinze minutes. Plus de 200 pompiers se déploient vite, avec 45 véhicules, sans pouvoir empêcher ce qui pourrait représenter la plus grande catastrophe survenue en Angleterre depuis la Seconde Guerre mondiale: 79 morts (chiffre provisoire), des centaines de blessés. Une tragédie qui aurait pu être en grande partie évitée sans une succession de négligences, dans laquelle la fatalité n’occupe qu’une place infime.
Deux livres d’économie
Les pompiers eux-mêmes, dont les échelles n’arrivaient qu’au douzième étage, confirment qu’il n’existait aucune alarme incendie centrale pour le bâtiment, pas de système de gicleurs internes et une seule cage d’escalier pour l’ensemble de la tour. Et il y a la manière dont les revêtements extérieurs, en plastique, ont canalisé le feu vers le haut, créant un embrasement. Ces panneaux ont été installés l’an dernier par la municipalité royale de Kensington et Chelsea et le syndic, dans le cadre de rénovations pour changer les fenêtres, le chauffage central et ledit revêtement extérieur.
Or ces panneaux existent en trois versions et les contractants ont opté pour la version la moins chère, hautement inflammable. Macabre révélation: chaque panneau coûtant 22 livres, ce choix signifiait une économie de 2 livres par rapport à la version résistant au feu. Pour une somme de 5000 livres (environ 6200 francs), le drame aurait été minimisé, peut-être empêché. La version choisie est d’ailleurs interdite dans des pays comme l’Allemagne ou les Etats-Unis pour des bâtiments de plus de 12 mètres. Le journal The Independent explique que ce revêtement a été ajouté l’an dernier pour des raisons essentiellement esthétiques, «pour améliorer la vue depuis les appartements de luxe placés autour de la Grenfell Tower»…
Un choix de rénovation guidé par le néolibéralisme ambiant et la volonté de réaliser de bonnes affaires à tout prix. Les tabloïds britanniques ne se privent pas de montrer des images des patrons de la société Harley Facades Limited, Ray Bailey et sa femme et secrétaire Belinda, qui ont fourni et installé ces panneaux selon un contrat de 2,6 millions de livres. On les découvre dans leur luxueuse propriété de l’East Sussex, avec une Porsche et une Land Rover parquées devant la maison. On aperçoit Belinda assise près d’un tigre lors de vacances exotiques ou profitant de luxueuses semaines au ski…
Nombreux avertissements
Tant d’avertisseurs étaient au rouge vif. Le Grenfell Action Group (Groupe d’action de Grenfell) et les résidents avaient mis en garde contre les risques d’incendie grave dans l’immeuble depuis plus d’une décennie. Il y a seulement sept mois, ils avaient averti que des défaillances dans les pratiques d’hygiène et de sécurité du syndic allaient produire «une catastrophe assurée à l’avenir». Ces avertissements ont été rejetés par la municipalité. Le message du groupe était pourtant limpide: «C’est une pensée vraiment terrifiante, mais le Grenfell Action Group croit fermement que seul un événement catastrophique va dévoiler l’ineptie et l’incompétence de notre propriétaire et mettra fin aux conditions de vie dangereuses et à la négligence à l’égard de la législation sur l’hygiène et la sécurité qu’ils infligent à leurs locataires.»
Ce contexte de scandale donne une teinte révoltante aux derniers instants des résidents. Tel ce couple de jeunes architectes italiens, Gloria Trevisan et Marco Gottardi, venus à Londres il y a trois ans. Ils étaient captivés par la vue sur la capitale dont ils disposaient depuis leur 23e étage. Jusque dans leurs derniers moments, ils ont dit adieu par téléphone à leurs parents. «Je suis désolée de ne plus jamais pouvoir vous embrasser. J’avais toute ma vie devant moi. Ce n’est pas juste. Je ne veux pas mourir. Je voulais vous aider, vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour moi», a finalement lâché la jeune femme de 26 ans à 4 h 07, heure italienne. On ne l’a jamais retrouvée. Les histoires tragiques s’égrènent ainsi, au fil des jours. En outre, au plus fort du foyer, les services d’urgence ont en général conseillé aux résidents de rester sur place et de calfeutrer leurs portes d’entrée avec des serviettes humides. Soit la procédure en cas d’incendie normal. Dans cette situation, extrême, beaucoup de personnes en sont mortes.
Lily Allen dénonce
La contestation va jusqu’au plus haut degré de l’Etat et à la première ministre, Theresa May. Celle-ci est apparue peu concernée par la tragédie. Elle n’a accompli qu’une brève visite au pied de la tour, sans le moindre mot ou geste pour les survivants. Alors que le leader de l’opposition, Jeremy Corbyn, s’est rendu dans un centre où s’étaient réfugiées des personnes qui ont tout perdu et ont fui pour leur vie, pieds nus et en pyjama. Il a longuement parlé à ces malheureux, en prenant certains dans ses bras.
Habitant à proximité de la tour, une artiste comme Lily Allen est allée sur place, dénonçant les mensonges des autorités et prétendant que près de 150 morts allaient être dénombrés. La présence de stars comme elle ou la chanteuse Adele dénote la particularité du contexte. Dans cette municipalité de Kensington et Chelsea existent côte à côte des milliardaires ou un grand magasin de prestige comme Harrods et des milliers de familles entassées dans des logements sordides. Des pièges mortels.