
Il avait découvert, à 7 ans, un monde enchanté qu’il n’aura plus jamais quitté et qui était devenu son métier: la poésie, le rire… Soixante années durant, et même trois jours avant sa mort, Dimitri a enchanté toute la Suisse. L’immense artiste tessinois s’en est allé faire rire les anges.
Il rêvait de vivre, de rire et de faire rire jusqu’à 81 ans, parce qu’il trouvait que ce chiffre était poétique et magique. «8 et 1 font 9, c’est un chiffre symbolique important pour moi, confiait-il l’année dernière à L’illustré. Je suis né le 18.9, mon père en 1899 et ma mère en 1909. Et il y a trois i dans Dimitri, qui est la neuvième lettre de l’alphabet.» Dimitri, le célèbre clown qui enchantait la Suisse et le monde entier depuis des décennies, est mort mardi 19 juillet dans la soirée, deux mois avant son 81e anniversaire, qu’il aurait dû fêter le 18 septembre prochain. Une mort quasiment sur les planches, puisqu’il avait joué l’avant-veille, dans sa ville natale d’Ascona, la première de son nouveau spectacle, Sogni di un’altra vita – Rêves d’une autre vie.
Clown et artiste total, puisqu’il était aussi peintre, musicien, acteur et écrivain, Dimitri avait le goût de la vie et du bonheur, la tendresse naturelle et la bonne humeur à fleur de peau. Il aimait les gens et, s’il aimait les faire rigoler, comme il l’a fait pendant toute sa vie, c’était pour les émouvoir et pour leur faire retrouver les émerveillements oubliés de l’enfance. Ses cheveux droits et tombants, sa bouche élastique, ses sourires monstrueux, ses éclats de rire, ses grimaces, ses silences à peine traversés par ses célèbres «Ouh-you-you-you», ses postures, ses gestes, ses mots… Le clown exprimait la vie dans toute sa variété, mais il la rendait plus douce et plus légère, plus supportable en tout cas.
En 1988, à 53 ans, Dimitri se met à parler dans son nouveau spectacle, qui rend hommage aux différents clowns de la tradition du cirque. Photo: Mario del Curto
Dimitri avait découvert sa vocation à 7 ans, en voyant le clown Andreff au cirque Knie avec ses parents et ses deux sœurs. «J’ai demandé à mon père si un clown devait faire rire les gens tous les jours. Il m’a répondu: «Oui, c’est un métier, au même titre que le mien.» Là, tout est devenu subitement clair dans ma tête: j’allais devenir clown! C’était presque une obsession.»
Silence et parole
Fils d’un architecte qui était aussi peintre et sculpteur, il commence à 15 ans une formation de céramiste, avant de trouver sa vocation. Sept ans plus tard, il suit des cours à Paris chez le célèbre mime Marcel Marceau, dont il va bientôt intégrer la troupe. Dimitri fait parler son corps, son intériorité, toute sa densité d’être humain, le tout dans un silence minéral. Il ne se décidera à prendre la parole que vingt-neuf ans plus tard, pour élargir son art et le rendre total.
Dimitri était un artiste complet, notamment par sa facette de polyinstrumentiste. Photo: Mario del Curto
Hypersensible, profond, le clown touche tous les publics: des spectacles au cirque Knie, en 1970, 1973 et 1979; des tournées triomphales aux Etats-Unis, en Chine et ailleurs. Dimitri devient au fil des ans une sorte d’ambassadeur de la Suisse, une partie de son identité et de son patrimoine. Il s’exporte partout, tout en restant fidèle à son terroir, sa ville d’Ascona et son canton du Tessin où il ouvre en 1975, à Verscio, sa propre école de cirque, la Scuola Teatro Dimitri.
La vie après la vie
Dimitri faisait rire, c’était son métier, mais c’était aussi une sorte d’élégance, une manière de conjurer le tragique de l’existence. Au point qu’il avait fait sienne la phrase de l’écrivain mystique Carlos Castaneda: «Vivre chaque jour comme si c’était son dernier jour.» Le 1er mai 2010, Dimitri était tombé sur le dos, pendant un spectacle, se fracturant deux vertèbres. «J’ai eu très peur de rester paralysé, nous confiait-il l’année dernière. J’étais là, par terre, et les gens riaient toujours en croyant que c’était un gag. J’ai dû me résoudre à appeler un médecin. Trois sont montés sur scène. (Rire.) Après coup, je me suis dit que si j’étais mort ce soir-là, je n’aurais pas laissé un bon souvenir au public!»
Photo Adriano Heitmann/Immagina
Le rire, la souffrance, la mort inéluctable, tôt ou tard… Dimitri espérait vivre jusqu’à 81 ans, d’autant qu’il se sentait en pleine forme, mais il pensait déjà à l’au-delà, avec une espèce de détachement et de sourire tranquille qui faisait aussi partie de son répertoire. «On ne sait rien, bien sûr, de ce qu’on a été et de ce qu’on sera, mais, moi, cette idée que mon âme continuera à exister après ma mort m’aide beaucoup. Je n’ai aucune idée sous quelle forme je reviendrai dans ma prochaine réincarnation, mais je suis heureux de penser que je reverrai Gunda, ma femme, parce que je suis convaincu qu’on garde un rapport dans l’au-delà avec les personnes qu’on a aimées sur terre.»
L’hommage émouvant de Rolf Knie
Leur première rencontre date de quarante-sept ans. Rolf Knie était tétanisé à l’idée de se retrouver sur la piste du cirque national avec ce «maître».
«J’ai connu Dimitri en 1969. J’avais 20 ans. Mon père, Fredy Knie, avait engagé ce comique tessinois pour notre nouvelle tournée. Une révolution à l’époque: Dimitri était en effet le premier clown qui n’était pas issu de la tradition du cirque. Cela dit, le terme de clown ne correspond pas vraiment à son ambition et à son talent. Dimitri était bien plus qu’un amuseur se reposant sur de grosses ficelles. C’était un maître de la pantomime raffinée, qui enchantait le public avec ses gestes subtils, avec son exceptionnelle expression corporelle et ses merveilleux jeux de mots.
Il tendait un miroir aux spectateurs, interprétait avec grâce la perfidie du monde et de la vie. Il le faisait avec une innocence enfantine, jamais avec virulence ou méchanceté. Ses gags évitaient l’outrance. Ses chutes avaient quelque chose d’onirique et déclenchaient des sourires enchantés.
Dimitri, c’est aussi un souvenir personnel de trac. A mon grand étonnement, mon père m’avait annoncé que j’allais être son partenaire sur la piste. Cette directive paternelle m’avait littéralement mis à l’envers. Je m’estimais trop jeune pour un tel honneur et un tel défi. Et personne ne semblait croire à la réussite de ce projet. Nous avons quand même fait un premier essai en conditions réelles à Thoune en automne 1969, dans le cadre d’une représentation normale du programme du cirque Knie. Ce fut un fiasco. Nous étions à côté de nos pompes. Personne n’a ri. Le public du cirque n’acceptait visiblement pas notre duo.
Cela nous a profondément déprimés. Seul mon visionnaire de père était resté de marbre. «Maintenant nous savons où nous en sommes et nous savons aussi ce que nous avons à faire durant l’hiver», avait-il dit. La suite lui donna raison: la tournée avec Dimitri en 1970 fut un immense succès. La Suisse était à ses pieds.
Cette expérience m’a été très fructueuse pour la suite de ma carrière. Dimitri était un perfectionniste. Il avait un formidable sens du contact avec le public. Il avait l’instinct du bon tempo pour la bonne chute au bon moment. Beaucoup de comiques actuels n’ont que faire de ce concept de tempo. Dimitri, lui, était un artiste d’une extrême méticulosité. Quand j’étais en retard d’une seule seconde dans un numéro, il s’approchait et me disait: «Rölfi, tu n’étais pas concentré, tu étais trop lent et tu m’as arraché l’instrument de musique trop tard.»
Dimitri était un grand aussi en dehors de la piste. Il était aussi discipliné et sérieux dans la vie que dans son métier. Il avait introduit dans le divertissement un élément fondamental: la prestance. Je perds avec Dimitri un ami et un modèle, et aussi une partie de ma propre histoire. Perdre des gens que je tiens en haute considération et que j’ai constamment pris en exemple, c’est douloureux. J’arrive à un âge où cela arrive régulièrement. Je ressens un grand vide.
L’homme au visage figé me manque déjà beaucoup. Il fut un de mes conseillers les plus précieux et un de mes critiques les plus sincères. Après une première au théâtre ou de mon cirque Salto Natale, c’est presque toujours vers lui que je me dirigeais en premier pour recueillir son avis: «Dimitri, dis-moi ce que tu penses de mon travail.» Il me répondait toujours sincèrement, d’un ton neutre, sans se mettre en avant. Et il me faisait progresser.
Nous pleurons un grand artiste comique, mais aussi et surtout un grand homme, une personnalité exceptionnelle. Adieu Dimitri. Je te serai éternellement reconnaissant. Tu seras toujours vivant dans mon cœur. Nous nous retrouverons un jour sur notre petit nuage.»