
La famille Chezeaux débarque sur les écrans des cinémas romands cette semaine. Et avec elle, une agriculture biologique, indépendante et heureuse.
C’est cette libération que raconte le documentaire de Lila Ribi, Révolution silencieuse, un documentaire dans la même lignée écologique et novatrice que le fameux Demain. C’est le récit d’une révolte contre le système, d’un individu se dressant face au marché déshumanisé, du bon sens triomphant de l’absurdité.
Notre visite à la ferme Arc-en-Ciel à Juriens, joli village du Jura vaudois perché juste au-dessus du joyau roman Romainmôtier, nous a permis de vérifier que la belle histoire était authentique et surtout que les choix professionnels audacieux du paysan avaient été couronnés de succès. Car le film s’arrête il y a deux ans, quand rien n’était encore tout à fait gagné.
à choix. Les gens apprécient ce contact direct avec l’agriculteur. Photo: Christophe Chammartin/Rezo
En ce samedi matin sibérien, le patron est à ses moulins et accueille ses clients. Des fidèles qui repartent avec plusieurs sacs de 5 kilos de ces farines de céréales nobles, garanties sans pesticides. On vient parfois de loin malgré l’hiver: voici Stéphane Marguet, boulanger à Mâche, dans le val d’Hérens, qui ne jure que par les farines signées Chezeaux et qui en remplit le coffre de son véhicule avant de repartir en Valais. Voici un couple dans la cinquantaine habitant le village qui vient aussi refaire son plus modeste stock pour que Madame puisse faire son pain: «C’est non seulement la qualité de ces farines qui nous enchantent, explique-t-elle, mais c’est aussi le lien direct avec le paysan, qui est irremplaçable. Aussi bien pour la chaleur humaine que pour les conseils et les explications.»
Cela fait trois ans que Cédric Chezeaux a vendu sa trentaine de vaches laitières pour se concentrer principalement sur les céréales et moudre lui-même ses farines. Et cela fait trois ans que la demande dépasse son offre. Le pari est donc réussi. La liberté a payé. Un deuxième moulin a dû s’ajouter au premier. Et la trieuse à grains, une sorte de machine à Tinguely de
5 mètres de haut, bricolée en grande partie par le patron lui-même et dont les pannes initiales lui faisaient pousser des chapelets de jurons, fonctionne désormais à merveille. Les caisses de 700 kilos de magnifiques grains d’épeautre en témoignent. «Et nous avons même pu faire une croisière en famille sur l’Adriatique», se réjouit la mère de famille, très inquiète, à l’époque, des choix professionnels radicaux de son mari. «Je suis tellement heureuse qu'on ait pu partir en vacances tous les huit, avant que les aînés soient trop grands.»
Oui, à huit, car les Chezeaux ont six enfants. Ce n’était pas un choix, explique la maman. Cela s’est passé simplement comme ça, comme des cadeaux successifs de la Providence.

Nous allons justement pouvoir faire connaissance avec la tribu, car il est l’heure du repas de midi. L’aîné, Armand, 20 ans, est parti skier avec des copains. Mais les cinq autres membres de la fratrie sont là, de la cadette Elisa, 7 ans, au deuxième, Samuel, 18 ans, apprenti pâtissier, qui a confectionné un délicieux hollandais pour le dessert. L’harmonie de la maisonnée s’impose d’emblée au visiteur comme une sorte de paisible évidence. «C’est peut-être parce que nous avons toujours traité nos enfants comme des personnes à part entière, quel que soit leur âge», explique le chef de famille. Pas un cri, pas un couac. Que des sourires et des coups de main mutuels. Il émane du regard de chacun des habitants des lieux une sérénité communicative. Est-ce dû aussi aux qualités nutritives des farines et des autres produits de la ferme biologique? Est-ce dû encore au fait qu’ici on fait l’école à la maison, autre pied de nez aux nombreux systèmes de formatage que notre société réserve à ses membres pour mieux les contrôler ensuite?

Ce qui est sûr, c’est que les pains des amis boulangers et les pains faits maison amenés sur la table chantent les louanges des farines artisanales de la ferme. Les vertus gustatives de l’amidonnier et autres céréales made in Juriens explosent en bouche. Un tel festival de saveurs et de textures restitue au roi des aliments sa noblesse si souvent bafouée par les ersatz industriels.Tout en mangeant le curry de tofu, on essaie de mieux cerner les contours de la révolution paysanne façon Cédric Chezeaux. Cela faisait déjà onze ans que l’éleveur agriculteur a converti sa ferme à l’agriculture biologique. Il est aujourd’hui président de la section vaudoise de Bio Suisse. Son virage céréalier et son abandon du lait il y a trois ans n’étaient donc pas dictés par des principes écologiques, qu’il pratiquait déjà, mais ce n’était pas non plus un impératif de rentabilité: «Mon lait de gruyère bio était correctement rétribué, explique-t-il. Mais j’avais besoin de reprendre le pouvoir, de ne plus être à la merci du marché et d’intermédiaires, notamment de pouvoir vendre directement aux consommateurs.» Et puis il y avait ce besoin d’innover avec des semences anciennes, de collaborer étroitement avec des artisans comme le célèbre boulanger de L’Abergement Marc Haller, de maîtriser toute une chaîne de production en mettant à profit son ingéniosité et des savoirs ancestraux remis au goût du jour, des savoirs que les écoles d’agriculture s’obstinent à mépriser. C’était au fond un besoin impérieux de relier plus étroitement son travail à la nature et à l’humanité.

Bon communicateur, bon orateur, le céréalier libéré de Juriens a carrément placardé l’affiche du film sur la porte de sa grange. «Ce n’est pas par vanité, prévient-il. C’est pour assumer ce film et son message. C’est pour que le plus grand nombre possible de confrères s’inspirent de mon exemple et me concurrencent.»L’émulation semble fonctionner. D’autres céréaliers bios apparaissent en effet dans le canton. «Les pionniers comme moi, cela n’a de sens que si nous faisons école. Il faut que les consommateurs et les boulangers puissent avoir accès à ce genre de farine de la manière la plus simple et la plus large possible. Et aussi près que possible de chez eux.»

Et une agriculture suisse 100% bio d’ici à vingt ans, un scénario plausible pour Cédric Chezeaux? «Pourquoi dans vingt ans? Et pourquoi pas dans dix ans déjà? Mais pour cela, il faut aussi que les paysans bios se fédèrent plus étroitement pour mieux contrôler le marché et ses dérives. Il est tout de même étonnant que dans un pays comme le nôtre, qui ne produit que 40% de ses besoins en denrées alimentaires, on proclame régulièrement qu’il y a surproduction de tel ou tel produit. J’estime que le marché est parfois manipulé par certains acteurs pour faire baisser les prix de manière artificielle. Il faut que les paysans reprennent le pouvoir qu’ils ont abandonné aux supermarchés.» C’est dit sans virulence ni rancœur, mais simplement avec l’assurance que donne l’évidence. L’évidence d’un homme relié étroitement à la terre.
Projections spéciales en présence de l’équipe: 25 janvier, 20 h, Genève (Les Scala); 26 janvier, 18 h 30, Lausanne (Pathé Galeries); 27 janvier, 18 h 15, Sion (Capitole); 28 janvier, 18 h, Neuchâtel (Apollo); 28 janvier, 20 h 15, La Chaux-de-Fonds (Scala); 29 janvier, 11 h, Sainte-Croix; 29 janvier, 17 h, Château-d’Œx; 3 février, 18 h 30, Orbe (Urba 1); 5 février, 11 h, Delémont (Cinemont). Le film sort le 25 janvier dans toutes ces villes. Site du documentaire: revolution-silencieuse.ch