
Anton et Mike souffraient tous deux d’une maladie grave du foie. Il y a un an, on leur a transplanté le même organe. Prélevé sur le même donneur, puis séparé en deux, ils en ont reçu une moitié chacun. Un lien particulier les unit à jamais. Récit d’un miracle médical.
Il y a le grand qui pousse, les bras tendus, mi-sérieux, mi-taquin. Et puis le petit, qui sourit à chaque fois que ses pieds se rapprochent du ciel, les mains en l’air, tout à sa joie de voler. Cela pourrait être des frères ou des cousins, sur cette balançoire. L’histoire est plus singulière. Mike, 15 ans, et Anton, 2 ans, se retrouvent dans le jardin de l’hôpital des enfants, à Genève. Il y a un an, ils ont tous deux été transplantés avec le foie du même jeune donneur, en mort cérébrale. Un seul foie, séparé en deux. Une partie pour chaque enfant, deux vies sauvées et, désormais, un avenir à jamais lié.

Mike et Anton n’ont pas le même âge, des familles différentes, mais leur début d’existence se ressemble. «Trois semaines après sa naissance, raconte Emilie, la maman d’Anton, nous avons remarqué que ses selles étaient devenues complètement blanches.» A l’hôpital de Neuchâtel, les médecins diagnostiquent un problème sérieux et transfèrent le nouveau-né en urgence aux Hôpitaux universitaires de Genève, le centre national de prise en charge des enfants atteints d’une maladie du foie. «Les médecins ont fait des tests et nous ont dit qu’Anton souffrait d’une atrésie des voies biliaires. C’était très grave, il fallait l’opérer vite. C’est comme si le ciel nous tombait sur la tête. On ne peut jamais imaginer quelque chose de pareil», murmure Jeremy. Le papa d’Anton en est encore bouleversé. Il revit ces instants au présent. Le traumatisme est encore là, l’émotion vive. La première année de vie d’Anton a marqué sa famille. Le bébé refusait de s’alimenter, il a fallu lui poser une sonde. Les nuits étaient courtes et agitées, les journées rythmées par l’angoisse, le stress et l’attention à porter tant à Anton qu’à son grand frère, un an et demi à l’époque.
Le sursis de Kasai
L’atrésie des voies biliaires est une maladie d’origine inconnue. Les canaux qui collectent la bile synthétisée dans le foie pour la transporter vers l’intestin sont bouchés. «Sans intervention pour connecter le foie à l’intestin, la maladie évoluerait vers une cirrhose et au décès de l’enfant dans ses premières années de vie», explique la professeure Valérie McLin, responsable de l’Unité de gastroentérologie pédiatrique et directrice médicale du CSMFE, le Centre suisse des maladies du foie de l’enfant. L’intervention de Kasai, son nom, est une étape. Dans certains cas, elle permet d’éviter la greffe ou de la retarder nettement. C’est ce qui s’est passé pour Mike. Lui aussi souffrait d’une atrésie des voies biliaires, comme un enfant sur 18 000 en Europe. Remo, le père de l’adolescent de Frauenfeld, se souvient du retour à la maison après la maternité. Mike vomissait sans cesse. Ce sont ces renvois anormaux qui ont alerté la sage-femme à domicile. «La nouvelle a eu l’effet d’une bombe, décrit Remo. Mais le fait de savoir ce qui se passait nous a aidés à faire face.» Mike a été opéré un mois après sa naissance. «Ensuite, on a essayé de lui donner une enfance la plus normale possible. Il a fait du sport, est allé à l’école, a joué avec sa petite sœur: il n’a pas grandi dans une bulle.»
Une greffe, la liberté
«Depuis tout petit, raconte l’ado, je sais que j’ai une maladie. Je n’avais pas spécialement peur de mourir, mais il a toujours fallu que j’explique à quoi je devais ma cicatrice. Les derniers temps, je devais faire attention à ne pas me blesser. Comme le sang ne circulait plus bien à travers mon foie, ma rate se dilatait et je risquais une hémorragie. Pour le hockey, c’était compliqué. J’en avais un peu marre de faire attention. Je me réjouissais d’être greffé, je voyais cela comme une liberté.»

«Une greffe de foie n’est réalisée que si le risque de l’enfant de vivre avec son propre foie dépasse le risque de la transplantation et de ses suites. Quand on parle de greffe, c’est toujours le signe que le pronostic vital est engagé», décrypte la professeure Barbara Wildhaber, chirurgienne pédiatrique et coresponsable du Centre suisse des maladies du foie de l’enfant. Depuis 1989, plus de 150 enfants ont été transplantés du foie aux HUG, un succès pour plus de 90% d’entre eux, l’un des taux les plus élevés d’Europe. Chaque année, en Suisse, en moyenne 20 enfants sont greffés. «Comme il y a très peu d’enfants qui décèdent de mort cérébrale dans notre pays, nous devons souvent prendre une partie du foie d’un adulte ou d’un grand enfant, pour pouvoir le donner à un enfant. Dans ce cas, l’autre partie du foie du donneur peut être transplantée à un autre receveur.» Mike et Anton ont eu cette chance.
«Viens, le foie est magnifique!»
«On peut parler d’une forme de miracle, explique la professeure Barbara Wildhaber. Il faut que toute une constellation de signaux soit rassemblée pour que l’on puisse transplanter le même foie dans deux enfants. Ce n’est de loin pas une première, mais c’est toujours un procédé assez exceptionnel. En dix-huit ans, on a dû pouvoir réaliser ce split de foie à 58 reprises seulement.»
L’histoire ressemble à un conte de Noël. Durant les fêtes de fin d’année en 2015, les HUG reçoivent un appel de la coordinatrice nation ale de Swisstransplant. Un adolescent est en mort cérébrale depuis quarante-huit heures, quelque part en Suisse. Ses parents ont accepté que les organes de leur fils soient prélevés. Les reins, le pancréas, le foie, les poumons, le cœur, les cornées, l’intestin peuvent être prélevés et distribués auprès des personnes qui sont inscrites sur des listes d’attente nationales. «Quand on a pris conscience que ce foie pourrait être séparé en deux et donné à Anton et à Mike, parce qu’il avait la bonne taille, la bonne qualité, c’était un moment magnifique, mais le compte à rebours s’est aussi enclenché.» Une double greffe signifie doubler les équipes de soin: un défi logistique rendu encore plus exceptionnel par la période des Fêtes. «On a passé des heures au téléphone. On appelait les gens dans leurs familles, en vacances, au chalet, s’enthousiasme Barbara Wildhaber. Je me souviens qu’on leur disait: «C’est un foie magnifique, viens!» Et les gens sont revenus. Cette solidarité, cette bonne volonté de tout le monde, cela m’a beaucoup émue.»

Un cadeau de Noël inespéré
Chez eux, à Neuchâtel et à Frauenfeld, les parents d’Anton et de Mike reçoivent le téléphone tant attendu. «Je ne crois pas qu’on aurait pu rêver d’un meilleur cadeau de Noël! Ce nouveau foie, c’était à la fois effrayant et un immense soulagement», s’émeut Emilie, la maman d’Anton. «Nous avions beaucoup discuté de la greffe, se souvient Mike. On espérait que cela arrive, même si cela ne voulait pas dire que je souhaitais que quelqu’un meure pour que j’aie une chance de vivre.» Mike rejoint Genève en hélicoptère. «Mon sac était prêt depuis longtemps. D’habitude, c’est mon papa qui m’accompagne, mais là, pour l’hélicoptère, je voulais ma maman.» Les deux équipes de transplantation rassemblées en urgence opèrent les deux enfants. «Ce n’est que dans la salle de réveil, explique la mère d’Anton, en les voyant côte à côte, qu’on a compris qu’Anton et Mike avaient été greffés avec le même foie.» «Pour moi, Anton, c’est comme un petit frère de sang, confie Mike, un rien gêné de montrer tant d’émotion. A Noël, j’ai écrit un message à son père. Quand il sera plus grand, j’aimerais bien qu’on reste en contact.»

Depuis la greffe, les deux garçons ont repris le cours de leur vie. Ils ne reviennent à Genève que pour des contrôles médicaux. «C’est le jour et la nuit depuis l’opération! Anton a dû complètement apprendre à manger, il a beaucoup grandi, il joue et il est très vif! Il copie son frère et veut tout faire tout seul. Nous, on réapprend à vivre, à calmer nos angoisses.» Mike a pris plus de douze centimètres en une année. Avant la greffe, il avait beaucoup de peine à se concentrer, un effet lié à sa maladie. Aujourd’hui, c’est un bon élève qui se réjouit de commencer un apprentissage de carossier ou de logisticien. Bourreau des cœurs, il aimerait remercier tous les soignants qui se sont occupés de lui et la famille du donneur. «Ce foie, c’est comme une renaissance. J’en prendrai bien soin. Parfois, j’aimerais bien savoir à qui il appartenait. Quel genre de personne c’était, s’il aimait le hockey comme moi…» L’anonymat complet du donneur ne permettra jamais de le savoir. Mais la famille de Mike a écrit, par l’intermédiaire de Swisstransplant, aux proches du donneur. Les parents d’Anton le feront bientôt. Un mot anonyme pour dire merci. Et raconter, peut-être, que de cette tragédie est née une histoire magnifique.
Don d’organes et transplantations: www.swisstransplant.org